L’amant apparaissait comme un négociateur de vin français, souriant et habile investisseur. Mais quand Shreya Datta a voulu récupérer sa mise, l’Américaine n’a pu que constater qu’elle était ruinée: 450.000 dollars envolés dans une arnaque aux cryptomonnaies extrêmement sophistiquée.
A 37 ans, elle raconte à l’AFP le sentiment que son « cerveau a été piraté » par la fable qui lui a été présentée et par l’utilisation de trucages vidéos visiblement assistés par l’intelligence artificielle (IA).
Elle est loin d’être un cas isolé: des dizaines de milliers de victimes d’arnaques similaires se sont signalées l’an dernier rien qu’aux Etats-Unis.
Une application de rencontre, une relation à distance, des propositions d’investissements et puis plus rien: le stratagème, surnommé en anglais « pig butchering » (« dépeçage des porcs »), est réputé venir du crime organisé d’Asie du Sud Est.
Mais c’est bien de Philadelphie que l’engrenage s’est enclenché pour Shreya Datta. Après une rencontre via une application d’un certain « Ancel », leur discussion se déplace vers WhatsApp. Là, ils échangent selfies, émoticônes grivois et même de rapides appels vidéos.
Il s’agissait en réalité de « deepfakes », ces vidéos artificielles criantes de réalisme.
« Encore plus »
S’il ne fait que repousser une rencontre en chair et en os, celui qui dit être Français la cajole, lui fait envoyer des fleurs pour la Saint-Valentin, elle qui vient de divorcer.
Et puis, au fil de la conversation, vue par l’AFP, « Ancel » lui dit qu’avoir fait des placements lui a permis de prendre une retraite largement anticipée. « Il me disait: +J’ai accumulé tout cet argent en investissant, toi tu veux vraiment travailler jusqu’à 65 ans?+ », raconte cette immigrée venue d’Inde qui travaille dans la tech.
Après lui avoir envoyé un lien pour télécharger une application – en réalité vérolée – d’investissement en cryptomonnaies, il lui montre trucs et astuces pour réaliser des gains facilement. Shreya Datta y verse alors une partie de ses économies, transférés sur la plateforme d’échange de cryptomonnaies Coinbase.
Dans un premier temps, les bénéfices pleuvent. « Quand tu fais des gains astronomiques avec ces transactions, ça perturbe ta perception du risque, » dit-elle à présent, « Tu te dis: +Wow, je peux en faire encore plus!+ ».
Elle y verse alors toutes ses économies, emprunte de l’argent et liquide même sa retraite. Un temps, cet investissement total – 450.000 dollars – lui semble théoriquement avoir doublé en ligne, quelque trois mois seulement après avoir entamé la discussion avec « Ancel ».
Au moment de vouloir retirer ce montant, quelque chose lui met la puce à l’oreille: le système demande une « taxe ». Son frère, de Londres, recherche sur internet une photo de son amant: c’est en réalité un influenceur allemand dans le fitness.
« Quand j’ai réalisé que tout cela était une arnaque, que tout l’argent avait disparu, j’ai ressenti des symptômes de stress post-traumatique. Je ne pouvais plus dormir ni manger… je n’étais plus vraiment là », raconte-t-elle.
« Lavage de cerveau »
Ce type d’arnaque semble en pleine hausse. En 2023, plus de 40.000 personnes ont déclaré au FBI de telles fraudes aux cryptomonnaies, pour des pertes totales de plus de 3,5 milliards de dollars, selon des chiffres transmis à l’AFP par la police fédérale.
Des montants sans doute sous-estimés, tant les victimes, accablées par la honte, déclarent peu leurs histoires.
Leur calvaire se prolonge encore quand certaines d’entre elles en viennent à rencontrer de faux agents disant assister les victimes. Face à un processus destructeur pour la santé mentale des victimes, Shreya Datta est suivie par un psychologue.
Sans grand espoir sur les procédures lancées auprès des autorités, elle a aussi déménagé vers un logement moins coûteux pour faire face à ses nouvelles dettes.
Le pire, pour elle, est le jugement des autres, qui la jugent très naïve.
« Il ne devrait pas y avoir de honte à être victime d’une fraude aussi perfectionnée sur le plan psychologique », lui répond Erin West, procureure en Californie qui dit recevoir « une avalanche de victimes chaque jour ».
Elles « ont subi un vrai lavage de cerveau, » résume la magistrate.