Il y a un an, le prince du reggaeton Bad Bunny ouvrait la cérémonie des Grammy Awards, faisant naître l’espoir d’une reconnaissance durable pour la musique latino. Mais dimanche, ces artistes seront encore boudés à la soirée des récompenses de l’industrie musicale américaine, en total décalage avec leur popularité.
Bad Bunny avait aussi réussi en 2023 à hisser pour la première fois un disque en espagnol, « Un verano sin ti », parmi les nommés dans la catégorie des meilleurs albums. Mais pour la 66e cérémonie, dimanche à Los Angeles, aucun artiste latino-américain n’a été nommé dans cette catégorie rein, ou dans l’une des trois autres les plus prestigieuses (meilleure chanson, enregistrement ou révélation de l’année).
De quoi choquer des observateurs, qui relèvent que le chanteur mexicain Peso Pluma, au succès météorique — 5e artiste le plus écouté dans le monde sur Spotify en 2023 — a été laissé de côté des révélations de l’année.
« Ils écartent toute une nouvelle vague de talents qui sont en train de changer le paysage musical », a écrit le magazine Rolling Stone,
Corridos et narcocorridos
Shakira, qui a relancé sa carrière avec le tube mondial « Bzrp Music Sessions, Vol. 53 », sur sa séparation avec l’ex-footballeur Gerard Piqué? Oubliée.
Comme le rappeur porto-ricain Eladio Carrion, ou la Colombienne Karol G, 9e artiste la plus écoutée sur Spotify en 2023 mais qui ne figure pas dans les catégories générales.
Le patron de la Recording Academy, qui représente les professionnels de l’industrie musicale américaine et organise les Grammys, Harvey Mason Jr, l’a reconnu sur le site de Billboard: « j’aurais aimé avoir plus d’artistes et créateurs latinos ».
« Nous devons (…) nous assurer que nous représentons la musique dans sa réalité », a-t-il déclaré.
Pour les critiques des Grammys, la mise à l’écart est flagrante pour les styles de musique régionale mexicaine (banda, sierreno, norteno, mariachi), devenus très populaires aux Etats-Unis, et qui se sont hissés à plusieurs reprises cette année dans le top 10 du classement de référence américain, le « Hot 100 » du magazine Billboard.
Cet essor a permis à une nouvelle génération d’artistes de revisiter les corridos traditionnels, ces ballades popularisées il y a plus d’un siècle pendant la révolution mexicaine, avec des influences de rap ou de reggaeton.
Peso Pluma a essuyé des critiques pour avoir embrassé le sous-genre historique du narcocorrido, des chansons racontant des histoires de drogue, accusées de glorifier son trafic et les cartels.
Mais elles séduisent une base de fans transnationaux, jeunes et à l’aise avec le numérique, qui font masse sur les plateformes de streaming et sur les médias sociaux.
« Erosion de l’anglais »
« Ce qui se passe actuellement, c’est un ré-étalonnage, non seulement de la musique régionale mexicaine, mais aussi de l’identité mexicaine aux Etats-Unis », explique Juan Carlos Ramirez-Pimienta, professeur à l’université d’Etat de San Diego (Californie), spécialiste des corridos et de la culture des narcos.
De nombreux fans d’artistes comme Peso Pluma sont de jeunes immigrés aux Etats-Unis ou des Américains de la première génération, auxquels s’ajoutent de nombreux non-hispaniques qui ne parlent pas l’espagnol.
« C’est vraiment lié à l’érosion de l’anglais et de la musique américaine en tant que +musique mondiale+ », ajoute l’universitaire.
A l’instar de la pop, du rock, du hip-hop, de la country, et bien d’autres genres, la musique latino a sa propre sous-catégorie de récompenses, à côté de la catégorie générale, la plus prestigieuse. Depuis 2000, une branche séparée de la Recording Academy organise aussi les Latin Grammys, entièrement dédiés à la musique en langue espagnole et portugaise.
Pour Ed Morales, professeur à l’université Columbia à New York, cette cérémonie est à la fois « une opportunité de promotion commerciale majeure », mais elle peut aussi « cloisonner » la musique latine et « réduire le besoin de représentation aux traditionnels Grammys ».
Les deux chercheurs notent que cette marginalisation ressemble à celle qu’ont connue les artistes hip-hop pendant des décennies, et qui n’a été que récemment surmontée. « Il s’agit du même processus de privation d’une représentation », déclare Juan Carlos Ramirez-Pimienta.
« Les Latino-Américains ne devraient pas rester perpétuellement marginaux et étrangers », ajoute Ed Morales.